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Joker / Le Mat – TEC #1

Il provoque, mais ne se laisse pas prendre. Il rit pour mieux vous trahir sinon vous meurtrir. Son intelligence est hors norme et quasi-névrotique…

Comme vous l’aurez deviné ici, nous parlerons du Joker, l’antagoniste emblématique de l’univers gothique et super-héroïque Batman ; mais également de sa filiation avec le 22e arcane majeur du Tarot le Mat, ou le Fou. Mais d’abord, petite piqûre de rappel !

Le Joker est un personnage de fiction créé par Jerry Robinson, Bill Finger et Bob Kane, apparaissant pour la première fois dans le numéro Batman #1, édité par DC comics en 1940.

Ses créateurs, imaginant un antagoniste d’exception à leur justicier, se remuent les méninges. L’inspiration initiale viendra de Robinson : imaginant un personnage ayant pour caractéristique principale un certain sens de l’humour, il pense aussitôt à la figure malicieuse des cartes à jouer. Pour compléter le visuel du personnage, Finger propose à son tour de s’inspirer de l’acteur allemand Conrad Veidt du film  » L’Homme qui rit  » (1928) réalisé par Paul Leni et tiré du roman homonyme de Victor Hugo.

Notre méchant était né !

À gauche, 1ère illustration du personnage par Jerry Robinson. À droite, l’acteur Conrad Veidt dont les créateurs se sont inspirés.

Bien que le Joker s’est offert différents liftings, du  » Killing Joke  » (1998) d’Alan Moore à la relecture de Christopher Nolan, 20 ans après, avec  » The Dark Knight  » (2008), en passant par les séries et les jeux vidéo, des dénominateurs communs caractérisent le joyeux luron. Doué d’une redoutable intelligence, le Joker est un criminel sociopathe avec un sens déformé, tordu et sadique d’humour. Ses actes n’étant pas (seulement) motivés par l’argent ou le pouvoir, mais bien souvent dans la seule volonté d’instaurer le chaos. Sa sphère d’influence est répartie sur Gotham City, et son principal adversaire est Bruce Wayne, alias Batman.

Tout un CV !

Mais revenons un peu sur quelques aspects de la création du personnage, et notamment sur l’origine de la carte à jouer.

Apparu au XIXe siècle dans les decks de cartes américains hérités de l »Euchre  » (prononcé yu-keur, ou juker ( !), jeu alsacien importé par les colons allemands, le Joker est pensé comme une carte de jeu à la fois englobante et puissante, porteuse de chance.

L‘hypothèse la plus probable et ancienne quant aux origines de cette carte particulière serait d’ailleurs liée au Mat ! Le Tarot, dit de Marseille, et remontant au XVe siècle, il est fort probable que les créateurs de la carte à jouer se soit inspirés de cette figure, les deux personnages partageant des éléments en communs tels que la tenue de troubadour, la malice ou leurs caractères insaisissables.

Vous l’aurez compris, il s’agira ici d’analyser ce que le Mat (avec toute sa portée symbolique) partage avec le Joker, personnage dont il s’est (indirectement) inspiré. Cet article est donc un retour à la source ultime, écho entre la plus vieille origine du personnage avec une de ses incarnations les plus récentes.

La boucle est bouclée !

I – Marginal

 

 

 » Joker  » est un film de Todd Phillips sorti en 2019 et dont le rôle principal est interprété par Joaquin Phoenix.

Dans cette version, le personnage s’appelle Arthur Fleck et le film se présente comme une origin-story. Sachant que nous devinons la finalité de l’histoire, tout le suspense sera de savoir comment et pourquoi notre héros s’est transformé en criminel. Le film optera donc pour une étude de caractère, dans une version urbaine de Gotham surannée et sépia tout droit inspirée des 80’s.

Joaquin… pardon Arthur Fleck est d’abord un marginal, un antisocial s’intégrant difficilement, quand il n’est pas mis au ban par Gotham. Ce dernier, surtout, souffre de solitude : son environnement proche se résumant à ses collègues, plus ou moins sympathiques, et sa mère.

Notre héros est un personnage ambivalent, perturbé, étrange, dérangeant et vulnérable. Et si ces qualificatifs établissent une relative empathie avec nous, spectateurs, elle impose cependant une dualité avec son entourage. Lui et les autres, lui versus ses collègues, inévitablement lui contre le monde. Fleck est un pauvre hère traversant les différents espaces de son quotidien avec tout autant d’indifférence qu’une ombre.

On peut déjà établir un premier parallèle avec le Mat. Personnage mystérieux, débutant et/ou achevant sa quête, c’est une figure de passeur, voyageant presque sans bagages (autres que celles de ses expériences) entre différentes sphères, différents mondes, mais toujours, toujours… Seul.

Arthur, dont le caractère morne s’est forgé telle une armure face à une société qui lui est indifférente, possède toutefois une certaine candeur et une volonté d’instiller du bonheur à petites touches autour de lui. Sa mère Penny lui ayant toujours conseillé de « donner le sourire et de faire rire les gens dans ce monde sombre et froid ».

Si seulement

Si seulement en effet, le monde n’était pas une vaste blague. Car Arthur souffre d’un handicap quelque peu insolite : un fou-rire nerveux incontrôlable. Le condamnant inévitablement.

Si l’origine étymologique du 22e arcane majeur du tarot reste encore mystérieuse, Mat pouvant signifier  » la mort  » en arabe, cette carte est aussi connue sous un autre patronyme, le Fou. Le Mat introduit celui qui est différent : étranger, sinon indifférent quant aux mœurs et aux lois de la communauté. Original par ses accoutrements et son attitude, c’est qu’il l’est surtout par nature.

Mais parler de folie ici, c’est l’aborder sous l’angle de l’altérité, de degré. Qu’est-ce qu’un fou ?, nous interroge le Mat. Et qui est le fou ?

Celui qui, nous répondrait-il, tel Socrate ou Diogène, par différence de pensée, ou d’attitude bouscule et interroge le plus grand nombre. Car s’efforcer de comprendre l’autre est un effort, là où mettre une étiquette est facile.

Quant est-il d’Arthur Fleck ? Est-il fou comme beaucoup veulent le voir ou témoigne-t-il d’une sensibilité peu commune, d’une nature perméable, d’une personnalité simplement autre ?

Que cette différence renvoie à un jugement positif ou non, il y a un prix à payer ou plutôt un passage obligé, nous dit le Mat, à savoir… La solitude subie ou choisie.

Être marginal peut revêtir plusieurs sens et, dans le cas d’Arthur, cela peut se situer à un niveau plus intime. Car ce qui le rend d’autant plus isolé, c’est d’abord qu’il est étranger à lui-même. À mesure que le film avance, nous sera révélé le background parental de celui-ci.

Et la chose se révèle compliquée. Comment dire à Arthur qu’il est (serait) le fils caché d’un des hommes les plus puissants de Gotham. Il découvrira le pot aux roses par lui-même. S’en suivra une quête de réponses, mise en parallèle (quand elle n’est pas la source) de sa transformation. Je passe sur l’essentiel des péripéties, mais bien évidemment celui-ci obtiendra le fin mot de l’histoire… Tout ce qui retenait Arthur finira alors par céder.

Incapable de connaître sa filiation, ce dernier ne pourra se construire, ni même se structurer. Et lorsque les bases sont absentes, impossible de faire face. De s’ancrer. Le manque de re(père) du héros le confirmera.

Le Mat est souvent associé à l’arcane 4, à savoir l’Empereur. Ce dernier est l’arcane du travail, de la matière, mais également de la paternité et de l’héritage. Il pose les bases permettant d’ancrer le Mat, qui lui, au contraire, est éthéré. Lorsque ces deux cartes, le Mat et L’Empereur travaillent ensemble, ont dit que le Mat vient spiritualiser la matière. Au contraire, lorsqu’il manque ces structures, cette filiation, comme dans le cas d’Arthur, je suis confus, je fuis, je me révolte.

 

II – Leader

 

 

Car l’embrasement ne tardera pas à arriver.

Après qu’Arthur ai été viré de son job, dépité et encore maquillé, il sera agressé. Dans le métro, trois hommes (des employés de Wayne entreprise) le malmènent et le frappent jusqu’à ce que Fleck dans un geste d’auto-défense, tire sur eux et les abats.

Prenant ses jambes à son cou, Arthur pensait avoir échappé aux regards… Mais c’était sans compter sur d’invisibles témoins. Quelle ne sera pas sa surprise en effet lorsque dans la rue ce dernier croisera un homme grimé en clown.

Car la contestation couve, amorce d’un mouvement populaire contre les classes plus aisés porté par l’icône au visage grimaçant. Arthur se rendra compte alors que ses actes lui permettront d’être enfin remarqué par la société, même si son identité n’est pas encore connue.

Il devient alors l’incarnation, le porte-parole. Un individu comme exemple d’une partie composant un tout. Cet hommage inconscient sera le premier maillon de la révolte, le premier symbole, le germe de la révolte à venir.

Et s’il n’en est pas la cause, par son énergie, sa lucidité, sa présence, ce dernier en est au moins le déclencheur. Le Mat titille et, par ses actes, remet en question. Si le geste d’Arthur est empreint de brutalité et semble être la cause de la contestation, il demeure le symptôme d’une violence déjà présente, à savoir l’assujettissement, le mépris et la domination.

Le coup de feu n’a fait que révéler cela.

Un autre événement fera toute la différence.

Un matin, l’assistante de Murray Franklin l’appelle pour l’inviter à se produire dans l’émission, ce qu’il accepte. Sur le plateau, le soir, il donne son avis sur Gotham City tout en révélant, en direct et à la surprise générale, qu’il est l’auteur des trois meurtres du métro

Un pas de plus est franchi ici, Arthur assumant son rôle de dénonciateur, à l’image du Mat. Rebelle sacré, ce dernier dénonce tout ce qui va l’encontre des lois humaines. Il met en lumière tout ce qui empêche la vie et les échanges de se dérouler de manière équitable.

Dans le film en l’occurrence, notre héros pointera du doigt les moqueries des classes médiatiques et bourgeoises (dont Murray en est le représentant) à l’égard des petites gens. Humilié, comme d’autres, Arthur assumera son rôle de provocateur dans une lucidité absolu et donc, violente.

Remarque intéressante : entre le personnage de l’arcane 13 (à savoir l’Arcane sans nom) et celui du Mat, on constate qu’ils ont la même stature et la même démarche. Cela n’est pas sans lien. Dans l’étendue symbolique de l’Arcane sans nom, l’une est de nommer tout ce qui est dorénavant faux (mensonges et autres non-dits), afin que le renouveau puisse éclore. Ce que n’hésitera pas à faire Arthur.

Sachant pertinemment que Murray l’avait invité pour se moquer de lui, celui-ci, plutôt que de se tuer, préférera lui tirer une balle dans la tête.

Toutes ces péripéties signeront l’acte final. Arthur Fleck est alors emmené par la police, mais le peuple de Gotham veille. Une foule grimacée de masques se rassemble sur les grandes voies.

Une ambulance conduite par des clowns percute le fourgon de police. Des manifestants dégagent Arthur blessé de la carcasse de métal. Ce dernier se relève, regarde la foule, puis se dessine un sourire avec son propre sang. La transformation est achevée,  Fleck est mort pour faire place au clown prince du crime : le Joker.

Proposant une nouvelle vision, il est celui qui incarne la référence, le chemin à suivre. Un prophète (du crime) diront certains. On pourrait dire qu’a cet instant précis, Arthur est  » téléguidé  », qu’il est dans une jouissance, dans son alignement, sa force vitale.

Qu’il fait vivre ainsi son propre Mat accompli.

III – Instable

 

 

Mais, hélas, tout n’est pas si rose. Et notre cher Arthur, il convient de le dire, n’a pas démérité quelques zones d’ombre. Car ce serait un peu vite oublié son identité trouble de Joker à savoir la dualité, l’ambivalence, la névrose quand ce n’est pas la folie tout simplement.

Hasard s’il en est, le Mat, partage aussi ces aspects.

La première métamorphose d’Arthur arrivera dès la fin du premier acte. En libérant ses plus bas instincts, il sombrera dans une dépersonnalisation (dé-persona en grec et qui signifie littéralement  » faire tomber le masque  », ce qui est un brin ironique avec notre énergumène), puis dans la folie. Les passages où Arthur  » danse  » en sont de bons exemples : peu après la tuerie, Arthur se réfugie dans des toilettes. Encore haletant, ce dernier se met à se balancer instinctivement, à bouger de façon hypnotique et mystérieuse. Comme s’il s’auto-berçait, comme une fuite du réel en même temps qu’une transe.

La mue débute

Nous sommes ici sur le fil du rasoir. Tel un funambule, le Mat se situe dans les extrêmes, dans la frontière entre sagesse et folie. On dira typiquement qu’il n’a pas les pieds sur terre, qu’il est ailleurs, qu’il décolle. À un autre niveau, cela nous révèle surtout tous les symptômes de la folie, voire de la schizophrénie. De cette personne, on dira qu’elle est dans une irréalité, qu’elle décompense et qu’elle préfère voir ailleurs en développant des troubles.

Abordons maintenant la prise de pouvoir du 3e acte.

Dans le film, les meurtres seront les symboles et les révélateurs de la crise à naître. La population fera de ces actes des symboles de libération. Pas étonnant donc que la révolution finale se fasse dans le désordre, le chaos. L’anarchie qui en résulte, en ce sens, est une revendication extrême de liberté, revendiqué d’ailleurs par notre 22e arcane, porte-parole, je vous le rappelle des révoltés, des démâtés, déstructurés et autres déboussolés.

La liberté donc. Mais dans la violence.

Figure clé de cette révolte, le Joker représentera cette volonté : celle du frondeur, celui qui provoque, qui fomente le couperet contre les institutions, ce passage en travers duquel toutes formes de retour est impossible.

En questionnant le point de vue de la narration enfin, la mise-en-scène elle même abordera l’instabilité de notre héros.

Sous nos yeux, un jeu de piste se met en place. Et si notre perception confortable jusque-là, distancié et omnisciente était en vérité, faussé ? Et si le film nous plaçait dans l’étrange psyché d’Arthur ?

Le film ne tardera pas à nous le confirmer, comme en témoignera l’histoire d’amour, de même que la séquence finale dans l’asile et ce qu’elle nous suggère du reste du film. Car Arthur souffre. Le film adopte donc sa vision malade, ses fantasmes et sa vision tronquée du réel.

Au vu de ses informations, il semblerait donc ici que nous ayons passé un cap : Arthur est déjà passé de l’autre côté, qu’il est désormais trop tard pour lui de revenir. Tel un passeur se faufilant entre les mondes, les frontières et les humeurs, sa transformation est achevée.

Conclusion

 

En définitive, nous pouvons dire qu’à travers le Joker, Arthur Fleck s’efface pour n’en devenir que plus… vivant. À travers le prisme de la violence, de l’anarchie et du meurtre, telle une catharsis, il passera par l’exploration de lui-même, de ses potentiels, de sa puissance.

Mais, en parfaite tragédie, les conséquences seront terribles.

En outrepassant les derniers bastions de la morale humaine, ce dernier ne parviendra au bout de ce chemin qu’au prix de sa santé mentale, déjà précaire, désormais instable.

Échec et Mat !

Et si je vous laissais en plan…

 

 

Nous sommes au début du 3e acte.

Arthur, grimé en clown, est en route vers le show télé. En chemin, ce dernier se fait pourchasser par deux policiers qui l’ont reconnu. Après une course-poursuite dans les couloirs puis dans les rames du métro, les agents sont pris à parti par la foule en colère et frappé, au grand soulagement de notre héros.

Sur ce plan précis, les portes du wagon viennent de s’ouvrir faisant tomber la foule en prise avec le policier. Braqué sur les corps emmêlés dont on ne perçoit que les bras en action (et rappelant un visuel d’animé de cartoon), la caméra fait un panotage par le haut, révélant Arthur sortant de la rame. Enlevant son masque, hilare face à la scène qu’il a lui-même provoqué, il entame une petite danse.

En décomposant la vitesse de l’image, nous observons au premier plan, le bras flou de l’agent qui tout en de débattant semble, dans un ultime sursaut, vouloir rattraper le fugitif. Évoquant l’animal agrippé aux basques du Mat, le policier rappelle doublement la symbolique de la carte, à savoir la morale, les contraintes ou la pression sociale.

Mais personne cependant n’empêchera notre personnage d’avancer vers son destin… même s’il s’agit d’un plateau TV.

 

 

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